L'INCENDIE DU BAZAR DE LA CHARITÉ

Un Azincourt féminin - L'Eclair

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L'incendie du Bazar de la Charité est un des faits-divers les plus célèbres de la Belle-Époque. Outre l'aspect anecdotique, l'intérêt est de voir comment un faits-divers peut être interprété, récupéré, transformé en symbole quasi mythologique.

Le fait-divers en lui-même: L'institution avait été fondée en 1885 par d'authentiques aristocrates, de la haute société catholique. Chaque année au printemps le Bazar réunissait un certain nombre d'oeuvres de charité disposant d'un comptoir où des dames patronesses vendaient au profit des pauvres, des orphelins, des invalides, des objets que l'association avait collecté. Cette pieuse et philantropique manifestation était aussi une des dates importante du calendrier mondain.

L'incendie eut lieu rue Jean-Goujon le 4 mai 1897 dans l'aprés-midi. On avait reconstitué en bois une vieille rue de Paris, avec un décor moyen-ageux, sur 80m de long sur 20 de large, et chaque comptoir avait son enseigne pittoresque. Fin du fin, il y avait un cinématographe. Le tout était surmonté d'un vaste vélum. L'incendie fit surtout des victimes féminines, le plus souvent de la bonne société. Quelques sauveteurs se distinguèrent.

Incendie du bazar de la charité - Supplément du petit journal dimanche 10 mai 1897

Les sauveteurs - Supplément du petit journal dimanche 23 mai 1897


Les interprétations: Le journal et spécialement le quotidien régne en maitre sur les médias, et donc sur l'opinion, qui a de plus en plus de force dans la société de l'époque. Le fait-divers parvient ainsi jusque dans les moindres campagnes, et les réactions qu'il provoque aussi. 

L'effervescence autour du drame va durer tout le mois de mai 1897, la haute qualité sociale des victimes et leur sexe, des femmes en majorité, expliquant sans doute cela, par la rencontre de la beauté et de la mort (un des thèmes du romantisme). Toutes sortes de réflexions en sortiront, allant même jusqu'aux opinions métaphysiques. 

Nécrophilie de la belle époque: Les journaux d'alors raffolent des horreurs, et fourmillent de détails macabres, le tout masqué par un apparent souci d'objectivité scientifique digne de la médecine légale. On a eu droit aux descriptions macabres qui n'omettent aucun détail, aux plus funèbre nomenclatures. Et la société de la belle-époque s'y complaisait!

C'est de la faute aux hommes: On a prétendu par la suite que le nombre important de victimes féminines serait du au fait que les hommes présents lors du drame ont utilisé leur force pour se frayer un passage, n'hésitant pas à bousculer, piétiner les pauvres femmes qui ont fini brulées. Confirmée par des témoignages de survivantes, cette déplorable attitude fit scandale et provoqua l'indignation. 

C'est aussi de la faute aux femmes: Certains virent l'effet de l'évolution des moeurs, les hommes seraient moins courtois qu'autrefois, le culte de la femme faiblirait, cela serait du aux féministes qui trouve insultante la politesse des hommes à leur égard! et les journaux de disserter sur le rôle des femmes dans la société, etc.

C'est de la faute aux bourgeois:Comme les hommes visés ne sont pas n'importe qui, une partie de la presse essaie cependant de les mettre au-dessus de tout soupçon. Scandalisés, d'autres journalistes de gauche crient qu'on veut protéger ces criminels parce qu'ils sont bourgeois! Et si les survivantes reviennent sur leur déclarations c'est bien sur dans l'intérêt de la religion et de l'aristocratie! La presse républicaine s'est ainsi plu à opposer la bravoure des sauveteurs, issus du peuple, aux bourgeois et aristocrates immoraux et décadents.

Dieu a voulut punir la France de ses péchés: Le débat se concentre sur la question religieuse. La France reste encore trés divisée entre catholiques qui se réclament souvent des valeurs de l'ancien régime, et les libre-penseurs qui sont un des piliers du parti républicain. Depuis 1879 (départ de Mac-Mahon de la présidence) la république s'est en effet laïcisé progressivement. Pour le père Ollivier (dans un sermon lors de la cérémonie commémorative à Notre-Dame), Dieu a voulu avertir la fille ainée de l'Eglise, afin qu'elle ne s'écarte plus du droit chemin: à la tête de la civilisation chrétienne. On retrouve là le thème du sacrifice des innocents.  

Là où les cléricaux voient une punition divine, les républicains y voient la preuve de l'inexistence de Dieu, l'incendie s'étant déclaré juste aprés la bénédiction du nonce du pape, et dans un endroit catholique voué à la charité. Le Dieu catholique ne doit décidément pas exister!

De nombreux républicains sont scandalisés que le président de la république Félix Faure et plusieurs membres du gouvernement soient allés à Notre-Dame écouter l'ignoble pére Ollivier. Certains catholique sont quant à eux outrés de voir de tels gens dans leurs églises!  

Dieu a voulu punir son Eglise: Léon Bloy, catholique vitupérateur d'un catholicisme tombé dans la médiocrité, voit dans l'incendie une punition de la scandaleuse compromission de l'Eglise et de l'argent; Le mot Bazar accolé à celui de Charité, cela ne devait pas rester impuni!

C'est de la faute aux juifs: pour compenser les pertes dues à l'incendie, le Figaro organisa une souscription. Un don anonyme d'un million de francs est fait pour porter au crédit du Bazar de la Charité le produit exact de la vente de l'année précédente. Le Figaro croit pouvoir révéler que cet argent provient de la baronne Hirsh, donc une juive. Celle-ci dément aussitôt. C'est le tollé, l'attitude du Figaro est odieuse d'avoir voulu exalter les juifs et ravaler le mérite des catholiques. Drumont se déchaine comme à son habitude pour fustiger la charité ostentatoire des juifs, opposée à la vraie charité chrétienne...


Source: Suppléments du petit journal dimanche 10 mai 1897 et dimanche 23 mai 1897
Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France - Michel Winock - éditions du seuil - 1982