La
France avant 1914 possédait un Etat-Major digne d'être
appellé bergsonien, dont la doctrine acceptait la
discrédit de l'intelligence et favorisait le culte de
l'intuition. Constatation stupéfiante, incroyable, dont au
premier abord on reste suffoqué, mais qui apparaît
aprés examen comme l'expression de la pure vérité!
Et cet Etat-major poussait la conviction aux dernières limites ;
il laissait loin derrière Bergson lui même qui n'aurait
jamais osé accorder à l'intuition le pouvoir merveilleux
de préparer la revanche de 1870, sans au moins convier
l'intelligence à collaborer à cette tâche
difficile. L'auriez vous cru, notre Joffre, physiquement si bien assis
sur ses bases, si complétement rattaché par sa
santé, son bon appétit, au monde des solides que le
bergsonien fait profession de dédaigner, se ralliait à
cette conception de somnanbule et de médium. Il adhérait
à une doctrine qui, comptant sur les impondérables autant
que sur les régiments, cherchait à faire jaillir la
victoire de l'inconscient des batailles en utilisant l'élan
vital des troupes qu'entraîne l'instinct profond du
succés. La table de l'Etat-major où fut
rédigé le plan XVII était, si j'ose dire, une
table tournante. Ne croyez pas que j'exégère le moins du
monde: nul n'ignore, à l'heure actuelle, que la doctrine de
guerre de l'Etat-Major en août 1914 était celle de
l'offensive à outrance - Jean de Pierrefeu - Plutarque a menti - 1923 - Joffre et Compagnie
La doctrine militaire avant l'entrée en guerre: Au
lendemain de la défaite de 1870, la doctrine militaire est
surtout défensive. Les plans de mobilisation d'alors
prévoient la concentration des troupes en arrière ou au
droit des rideaux défensifs de l'est et de la trouée de
Charmes. Ces plans vont évoluer avec la sortie progressive de
l'isolement diplomatique de la France, de la constitution de l'empire
colonial, de sa fierté retrouvée, jusqu'à la
doctrine de l'offensive à outrance, adoptée peu avant
l'entrée en guerre.
Il est presque
incompréhensible que les doctrines de guerre des
différents belligérants (qu'ils soient français,
anglais ou allemand), en 1914, négligeaient tout des
leçons d'un passé récent (guerre des boers, guerre
russo-japonaise). Nos stratéges (Foch, Grandmaison, Langlois)
pensaient que le succés à la guerre résidait dans
l'offensive, que le moral au combat était un facteur primordial,
et envisageaient surtout une guerre courte, dans laquelle la
supériorité morale du fantassin
français, que l'on croyait taillé pour l'attaque, allait
prévaloir. Alors que la guerre de 1870 avait enseigné la
prépondérance du feu, on revenait ainsi aux errements
anciens: le choc doit nécessairement l'emporter sur le feu!
Cette conception provenait sans doute du fait que
l'armée française n'avait pas d'artillerie lourde digne
de ce nom (donc guère d'expérimentation pour en mesurer
les effets), et sur la certitude que le prochain conflit serait bref,
comme ce fut toujours le cas jusqu'à lors (et dés lors
économiser les forces n'est pas prioritaire). De plus les
guerres russo-turque et russo-japonaise n'avaient pas
démontré de façon certaine l'efficacité de
l'artillerie sur les retranchements, d'où l'idée
française qu'il fallait attaquer avec de l'infanterie pour
amener l'adversaire à se découvrir, donc que l'artillerie
devait appuyer les attaques plus qu'elle ne devait les préparer.
Enfin on n'avait pas encore eu l'occasion de mesurer les effets des
mitrailleuses sur le champs de bataille.
L'attaque était donc conçue comme une
approche appuyée par des feux contrôlés
jusqu'à 400m ou moins de l'ennemi, aprés quoi une attaque
à la baïonnette classique, contre laquelle l'adversaire ne
pourrait réagir par des feux ajustés emporterait tout sur
son passage. On accordait naturellement un grand rôle à
l'artillerie de campagne, dont le
rôle était d'appuyer les attaques.
Cela conduisait à négliger l'artillerie lourde, au
bénéfice du 75, que l'on croyait apte à tout.
Tous les ans, l'armée française
s'entraînait lors des grandes manoeuvres. Si les mouvements
étaient réglés comme une horlogerie, les effets du
feu ne pouvaient évidemment pas se manifester, et avec les
années de paix la méconnaissance du feu fera que les
grandes manoeuvres ressembleront de plus en plus à un spectacle
militaire réjouissant les passants.
Il faut noter que nos stratéges ne faisait
réellement confiance que dans l'armée d'active,
laquelle était censée être batie en force, avoir plus de cran, de cohésion, afin de gagner la guerre d'offensive, et dans leurs outrances ils proclamaient qu'avec 700.000 baïonnettes on ferait le tour de l'Europe.
On dédaignait ainsi les réserves, qui ne devaient avoir
qu'un rôle second. Ce débat fut totalement clos quelques
semaines aprés l'entrée en guerre, au moment où il
ne restait plus grand chose de l'armée d'active.

Le plan XVII: Adopté
en 1913, conçu par le général de Castelnau et son
adjoint le général Berthelot, aussitôt
approuvé par le ministre de la guerre Messimy, il s'affranchit
totalement des réseaux défensifs en positionnant
directement les armées face à la frontière de
l'est. L'offensive à outrance est proclamée! Selon ce
plan, quatre de nos armées seraient en premières lignes
prêtes à déboucher en Alsace et en Lorraine, une
cinquième serait placée en réserve. Au cas
où les allemands pénétreraient en Belgique, un
corps de cavalerie pénétrerait en territoire belge
à l'est de la Meuse vers Charleroi pour reconnaitre et contenir
les colonnes allemandes. En variante, si la poussée Allemande en
Belgique se confirmait, le dipositif français remonterait vers
le nord et toutes nos armées seraient alors en première
ligne. Il est prévu que les anglais renforcent l'aile gauche, au cas où l'Angleterre serait de la partie.
La concentration des troupes suivant le plan XVII, telle qu'elle a été réalisée en aôut 1914:

Le plan XVII reposait notamment sur la certitude que
les allemands ne mettraient en ligne que les corps d'active, soit
à peu prés autant que ceux dont nous disposions, et par
une logique quasi arithmétique, sur un front qui ne pouvait
s'étendre trés au delà du Luxembourg.
Une impasse est donc faite le long de la
frontière belge, où d'ailleurs le système de
fortification est loin d'être ce qu'il est sur la
frontière est. Une autre impasse est celle de l'artillerie
lourde. Ce plan de campagne ne définit en outre aucune manoeuvre
destinée à battre l'ennemi, ce n'est donc pas un plan
stratégique. Son seul objectif est de rentrer dans les terres
annexées. Ainsi, si l'armée française de
l'été 14 était nombreuse,
déterminée, bien encadrée et plutot bien
équipée, elle présentait de graves faiblesses au
plan tactique et stratégique.
L'un des rares à rappeler que le feu tue est
Philippe Pétain, professeur à l'école de guerre.
Les désillusions allaient être
cruelles lors des premiers combats... L'effet de l'artillerie lourde,
des mitrailleuses en premières lignes et l'engagement direct des
corps de réserve par l'ennemi allaient réserver de
douloureuses surprises...
Mais en six semaines l'armée française de
l'été 14 fera montre de sa valeur en
arrêtant et en faisant reculer l'ennemi, du 5 au 12 septembre
1914, lors de la bataille de la marne.
Source: L'armée française de l'été 1914 - Henri
Ortholan ; Jean-Pierre Verney - Bernard Giovanangeli Editeur - 2004
L'artillerie, ce qu'elle a été, ce qu'elle est, ce
qu'elle sera - général Herr - Berger-Levrault - 1923